L’industrie du numérique apporte des solutions qui peuvent aider à répondre aux enjeux environnementaux et alimentaires qui évoluent, auxquels est confronté l’ensemble des acteurs des filières agricoles et agro-alimentaires, y compris pour la production de l’alimentation humaine et animale. Cet article donne un aperçu sur l’apport du numérique sur certains aspects de la chaîne de valeur de la fourche à la fourchette (« farm to fork »), en particulier dans le secteur agricole.

L’histoire de l’agriculture ne s’est pas faite sans à-coup. Loin d’être linéaire, elle est héritière d’une succession de révolutions. Nous pouvons citer deux révolutions de ruptures majeures :

  • Dans la période des -6000 ans en Europe, la révolution du Néolithique a permis la sédentarisation, au travers de l’introduction de l’agriculture et de l’élevage [1], ce qui a servi de tremplin à une explosion de la démographie.
  • Suite à la seconde guerre mondiale, l’État français a impulsé une révolution permettant, notamment, grâce à la mécanisation, de pouvoir subvenir aux besoins d’une population en très forte croissance : cela a permis une production de masse, forte en volume et faible en coût, et de rétablir une certaine souveraineté alimentaire [2].

Aujourd’hui, la situation de notre production alimentaire doit soutenir un nouvel équilibre sous contraintes économiques et écologiques entre une production en quantité et une production de qualité :

1- Une production en quantité :
La croissance toujours soutenue de notre population nécessite le maintien des productions alimentaires de masse. En conséquence, nous devons répondre à des exigences de performances productives, tout en maintenant la compétitivité, et en profitant au mieux des innovations technologiques et organisationnelles [3, 4] :

  • Pression démographique : il faut nourrir une population grandissante. D’ici 2050, les projections indiquent que la population mondiale aura augmentée de 24 % [5].
  • Pression de marché : l’agriculture doit aussi être compétitive face à des marchés qui favorisent souvent des productions en provenance de pays tiers, non soumises aux mêmes conditions et contraintes telles que : sociales, économiques, environnementales de développement des productions (OGM [6], déforestation, emploi de produits phytosanitaires non autorisés en Europe [7], etc.).
  • Pression de volume : tout en ayant des surfaces cultivées parfois difficilement extensibles [8], voire réduites par l’augmentation de l’artificialisation des sols, des augmentations de volumes produits peuvent plafonner. Du moins, c’est ce que pointent certains analystes sur le territoire français [9].

2- Une production de qualité :
Le consommateur est aujourd’hui plus sensible à la qualité du produit qu’il achète et consomme. Il devient de plus en plus exigeant par rapport aux saveurs qui lui sont proposées (le goût), et dans le même temps accroît son exigence quant à sa sécurité alimentaire. Une importance toujours grandissante est apportée aux exigences de traçabilité du producteur au consommateur [10]. Nous pouvons citer d’autres attentes sociétales, qui participent au respect de l’environnement : l’accès à la traçabilité des aliments, la réduction de l’usage des pesticides et des pratiques concourant aux émissions de gaz à effet de serre1, objectif soutenu par des actions européennes [11], la réduction des émissions polluantes [12], l’encouragement de la biodiversité2 [13] et de la préservation des sols3, ou encore la garantie de l’accès à une eau non polluée [14, 15].

Comme nous venons de l’expliciter, l’ensemble des acteurs du monde agricole (agriculteurs, coopératives, semenciers, instituts techniques, Chambres d’Agriculture, etc.) cherchent à répondre à ces contraintes de quantité et de qualité du marché. Mais dans le même temps, ils doivent tout d’abord dégager une marge suffisante afin de pouvoir sécuriser durablement leur production et le paiement de leurs charges (personnel, fonctionnement, administration, taxes, etc.).

Cette production alimentaire montre une exposition au risque sous diverses formes, et entre autres à celle de la variabilité climatique4. Les risques climatiques sont récurrents, voire amplifiés localement. Nous sommes touchés par exemple par des chaleurs précoces et un déficit en eau [16]. Plus généralement, depuis plusieurs années, le secteur agricole a été de plus en plus impacté par des événements climatiques extrêmes [17, 18] : gelées de printemps, grêle, pluies sévères, inondations, sécheresses, provoquées entre autres par le changement climatique ; et qui ont entraîné une baisse des rendements en Europe. Ces risques ne compensent pas la durée de la saison de croissance en France qui devrait s’allonger [19].

Est-ce que le monde agricole arrive à ce jour à diminuer l’exposition et l’impact de ces risques ?

Différents moyens technologiques et organisationnels permettent aujourd’hui d’adresser ces problématiques. Nous pouvons citer entre autres technologies utiles, celles que nous jugeons nécessaire et prometteuses à ces domaines, que nous utilisons et développons :

  • L’IoT (Internet des objets) : il s’agit de capteurs, sondes et objets connectées à un réseau local ou au réseau internet.

Dans le contexte qui nous intéresse, ces capteurs sont situés dans les parcelles agricoles pour, par exemple, piloter en temps réel et avec précision un système d’arrosage automatique. Ils peuvent également servir à mesurer les paramètres météorologiques de l’air, des niveaux d’azote, de phosphore et de potassium (NPK) dans les sols. En élevage, des sondes reliées par IoT peuvent également être utilisées pour prévenir lors des vêlages et surveiller les constantes vitales des animaux.
La limite de déploiement de ces équipements est souvent associée au prix des capteurs pour l’IoT.
En résumé, l’usage de ces objets communicants (IoT) fait gagner un temps considérable à son exploitant et permet de piloter en continu (et parfois même depuis un smartphone) son exploitation et d’optimiser ses productions tout en augmentant ses marges.

  • L’Intelligence Artificielle (IA) : il s’agit d’exploitation de modèles numériques à base de systèmes experts ou de systèmes connexionnistes imitants les ramifications des neurones humains et permettant des calculs en masse, très performants.

Ces modèles commencent à être utilisés dans de nombreuses applications dans le secteur de l’agriculture. Cette technologie peut être utilisée par des quadrillages de drones aériens recueillant des images locales pour détecter précocement des maladies dans les cultures (les modèles IA auront appris à reconnaitre certaines formes de maladies du blé par exemple la septoriose du blé [20]).
Des limites associées à ces modèles d’IA sont notamment la puissance de calcul et la consommation énergétique.
En résumé, l’IA peut servir de base de connaissance à l’exploitant pour anticiper la gestion de ses parcelles, limiter et optimiser les apports d’intrants (produits phytosanitaires, fertilisants, eau), lui faire gagner du temps et réduire ses dépenses.

Ces technologies fonctionnent de façon optimale avec un nombre important de données cohérentes et de qualité. Concernant les données, nous pouvons citer les données issues des images satellites : il s’agit d’images récoltées par des satellites couvrant certaines zones sur Terre à intervalle de temps régulier. Les images brutes sont interprétées pour délivrer différents types d’information locales (post-traitement).

Les images satellites sont de plus en plus accessibles à tous, notamment via le programme COPERNICUS5. Pour donner un exemple concret, ce programme permet d’accéder à un indice permettant de quantifier le taux d’humidité dans les premiers centimètres de la couche des sols.

Les limites associées à ce type de données peuvent être le coût (achat des données avec une très forte résolution spatiale -quelques mètres, coût en calcul pour interpréter les données), la connaissance (comment bien exploiter ces données pour éviter les mauvaises interprétations ?), l’accessibilité, la couverture géographique (est-ce qu’un nuage ne va pas cacher l’information recherchée sur ma parcelle #p et au temps t1 ?).

En résumé, l’accès à des données satellitaires post-traitées, de qualité et périodique est très recherché pour un exploitant qui souhaite avoir un suivi régulier de l’ensemble de ses parcelles.

Les couplages entre les technologies citées et les sources de données sont possibles et permettent d’enrichir la connaissance et de répondre à d’autres problématiques de terrain. Prenons l’exemple des drones ci-dessus. Les données d’imagerie géoréférencées par drones peuvent être complétées :

  • sur des périmètres plus larges mais avec des fréquences plus faibles par de l’imagerie satellitaire,
  • par des images acquises par des capteurs de proximité embarqués sur des automoteurs (tracteurs ou robots) et leurs matériels associés lors des interventions dans les parcelles ainsi que lors de phases d’observations piétonnes des agriculteurs,
  • Par des données collectées via des réseaux de capteurs communicants relevant du chapitre de l’IoT.

Coupler des données de différentes natures et issues de technologies complémentaires, permet de couvrir tous les endroits des parcelles recherchées aux instants recherchés et ainsi de répondre à la problématique mais aussi de vérifier la cohérence des différentes données6.

Un autre exemple : affiner les informations issues des images des drones (échelle très locale) aux images satellites (échelle parcellaire), et coupler le résultat avec des prévisions météorologiques, permet d’estimer le bilan hydrique et ainsi de prévoir en conséquence l’irrigation des cultures [21].

Sachant que le nombre de « petites » exploitations n’est pas négligeable en France7, il s’agit de permettre l’accessibilité, l’usage de données adéquates et l’utilisation de technologies correspondantes.

L’usage des nouvelles technologies va permettre d’initier une approche systémique qui s’appuiera sur la modélisation du secteur. L’hybridation de données massives et l’usage de l’IA vont permettre l’émergence de nouvelles solutions, plus écologiques, plus résilientes, plus sûres (traçabilité), plus sociales (locales), plus responsables et plus rentables (revenus des agriculteurs/éleveurs). Bien que l’effort ait été largement initié sur la dernière décennie, il reste encore de grandes marges d’évolution et d’application de ces technologies. Des efforts d’innovation et de formation auprès des différents acteurs de ce domaine sont encore nécessaires afin de pleinement profiter de leurs atouts. Le champ d’investigation est vaste et il nous appartient d’œuvrer à une agriculture numérique raisonnée.

Jusqu’à présent, les politiques agricoles ont été relativement modestes vis-à-vis des enjeux climatiques mais un changement majeur est amorcé et les agriculteurs vont jouer un rôle essentiel dans la lutte contre le dérèglement climatique.

Conséquence de la mondialisation, de nombreuses cultures ont été exportées hors de France ou d’Europe et les récentes crises ont mis en évidence des problèmes de résilience. La répercussion sur le prix des matières premières, des engrais et des semences touche toute la chaîne jusqu’au consommateur. La route de la « fourche à la fourchette » n’est pas un long fleuve tranquille…

Les sols, source de vie 

Pas de culture sans sol … il faut entre 1 000 et 10 000 ans pour constituer un sol, il est donc nécessaire d’en prendre soin. C’est pourquoi l’IRT SystemX lance un grand projet, intitulé Jumeau Numérique des Sols (JNS), dont l’objectif est de mettre les outils informatiques au service des sols et des cultures et surtout des agriculteurs. Ce projet apportera à la filière agricole les outils permettant d’appréhender dès aujourd’hui, l’agriculture de demain et d’apporter au bon sens paysan un éclairage plus précis permettant d’anticiper les crises et d’optimiser les rendements tout en prenant en compte les enjeux environnementaux et sanitaires. SystemX pourra apporter son expertise en ingénierie des systèmes complexes connectés, en hybridation de données multisources et IA pour apporter de nouveaux services à la filière agricole. Nos expertises en calcul scientifique et optimisation permettront à la composition d’un support de type jumeau numérique pour l’aide à la décision des differentes parties prenantes.

Ce projet ne s’inscrit pas en rupture, bien au contraire il va faire le bilan de l’existant pour apporter une vue systémique et orientée cas d’usage. Ce projet est un accélérateur qui a pour vocation de fédérer les centres de recherche autour de la transformation numérique de l’agriculture et de servir l’intérêt général.

C’est cette accélération qui va permettre de moderniser l’agriculture en apportant cette ultra précision indispensable à la gestion de l’eau et de la terre. C’est elle qui va apporter les bras manquants avec une mécanisation de haute précision. C’est encore elle qui va permettre la gestion du carbone dans les sols et la gestion des énergies produites. C’est elle qui va permettre l’évolution du secteur assurantiel et c’est toujours elle qui va apporter les réponses qualitatives aux consommateurs.

Toutes ces technologies (IA, blockchain, cybersécurité, etc.) sont maîtrisées sur des sujets industriels, il s’agit maintenant d’en faire profiter les agriculteurs.

 

1 Les émissions liées au secteur agricole représentent 19 % de ces émissions en France, soit 85 MteqCO2 (chiffres de 2019). Alors que le CO2compose 74 % des GES mondiaux, les principaux GES émis par le secteur agricole sont le méthane (CH4) et le protoxyde d’azote (N2O) qui représentent respectivement 45 % et 42%  des émissions agricoles [FR1].

2 Les sols abritent ¼ de toutes les espèces vivant sur Terre. L’appauvrissement des sols pèsent et menacent cette biodiversité.

3 Initiative internationale pour le stockage du carbone dans les sols – https://www.4p1000.org/fr

4 La proportion dédiée à l’agriculture est limitée. Sur Terre, la moitié des terres immergées est utilisée pour l’agriculture, et ¼ de cette proportion est utilisée pour les cultures et le reste pour l’élevage [FAO1]. Les terres cultivées sont inégalement réparties en fonction des continents et des pays. Ici, nous nous focalisons sur Europe, où 40 % des terres sont utilisées à des fins d’agriculture [EUROSTAT].

5 https://www.copernicus.eu/fr

6 https://www.usinenouvelle.com/article/salon-de-l-agriculture-farmstar-couple-drones-et-satellites-pour-l-agriculture-de-precision.N1838342

7 Cf. Recensement agricole 2020 AGRESTE, n°5, Déc.2021 ; www.agreste.agriculture.gouv.fr