Pourquoi peut-on qualifier l’IRT SystemX de RTO à « double impact » ? Qu’entend-on par « double impact » ? La Direction Scientifique de l’IRT SystemX a initié en 2021 un projet dans le cadre d’une collaboration avec le Centre de Gestion Scientifique (Mines Paris-PSL) afin de répondre à cette question. L’objectif de celui-ci est de caractériser la nature des relations science-industrie organisées et animées par SystemX au sein de son écosystème de partenaires académiques et industriels, et plus précisément de tester l’hypothèse selon laquelle SystemX conduirait, avec ses partenaires, des activités de « recherche à double impact simultané » (Le Masson, 2020 ; Plantec, 2021) dans lesquelles science et industrie, confrontées à des transformations contemporaines comme la transition numérique, génèrent conjointement des avancées scientifiques et des avancées industrielles. Ces investigations ont donné lieu à une première publication (Gilain et al., 2022) qui révèle et analyse les bonnes propriétés de SystemX, en tant que « RTO à double impact ».
Dans le cadre de ce projet amont, le rôle de SystemX dans son écosystème a été analysé en mobilisant la notion de Research and Technology Organization (RTO). En effet, les RTOs (citons par exemple le réseau des instituts Fraunhoffer en Allemagne, le SISIR à Singapour, l’AIT en Autriche Vienne, VTT en Finlande, etc.) sont des composantes majeures des systèmes d’innovation nationaux dont le rôle s’apparente à celui des IRT : agissant à la frontière entre le monde académique et l’industrie (Arnold et al., 1998), les RTOs ont pour mission de fournir des services de R&D (recherche et développement) aux partenaires industriels, possiblement avec l’appui de partenaires académiques, tout en réalisant des projets de recherche conjoints avec les académiques.
La littérature sur les organisations technologiques montre l’existence de trois étapes dans l’évolution d’un RTO. Ces étapes sont souvent considérées comme des phases successives du cycle de développement d’une telle organisation (Aström et al., 2008) :
- Recherche exploratoire pour développer des capacités technologiques nouvelles et les compétences afférentes.
- Exploitation de la connaissance créée précédemment au travers des collaborations avec les industriels et de façon non-standardisée.
- Valorisation de la connaissance de façon standardisée via des activités de consulting, transfert de PI ou licences, développement des formations professionnelles, création de spin-off, etc.
En partant de ces activités, il est possible de formuler quatre modèles d’action afin d’appréhender plus en détail la nature du couplage science – industrie (ou le « double impact ») des RTO. Le tableau ci-dessous apporte une analyse détaillée de ces quatre modèles.
Tableau 1. Quatre modèles d’action des organisations de recherche technologique
Modèle | Enjeux managériaux | Niveau des inconnus | Impact scientifique et/ou technologique |
0 – Intermédiation active avec un seul partenaire | Intermédiation active avec un seul partenaire industriel | · Problème industriel :connu et bien formulé
· Discipline scientifique : connue |
Résolution du problème technologique singulier d’un acteur industriel, en mobilisant des disciplines scientifiques existantes (et possiblement avec le soutien d’un (de) partenaire(s) académique(s)) |
1 – Intermédiation active dans un environnement multi-acteurs | Intermédiation active dans un environnement multi-acteurs industriels | · Problème industriel : nécessite la formulation d’un problème commun
· Discipline scientifique : connue |
Résolution du problème de plusieurs partenaires industriels (multi filières-industrielles), en mobilisant des disciplines scientifiques existantes (et possiblement avec le soutien d’un (de) partenaire(s) académique(s)) |
2 – Exploration de nouveaux champs disciplinaires | Exploration de champs disciplinaires nouveaux avec un partenaire industriel | · Problème industriel : connu et formulé
· Discipline scientifique : inconnue |
Impact académique nécessitant la reconfiguration de disciplines existantes.
Impact industriel sur des objets/ équipes qui nécessitent un renouvellement |
3 – Exploration des doubles inconnus | Exploration de champs disciplinaires nouveaux avec des partenaires industriels multiples = exploration de doubles inconnus | · Double inconnu : problème industriel et champs disciplinaire | Impact académique : mise en place de nouvelles disciplines ou la reconfiguration de disciplines existantes
Impact industriel sur des objets / équipes qui nécessitent un renouvellement |
Selon la littérature, les RTOs explorant avec succès des doubles inconnus (modèle 3 correspondant aux RTOs à double impact) sont rares, la plupart d’entre eux se heurtant aux doubles contraintes que science et industrie peuvent exercer l’une sur l’autre.
Le projet prenant l’IRT SystemX comme objet d’étude ouvre la perspective prometteuse de modéliser, d’analyser voire d’expérimenter, les conditions pour qu’un RTO puisse produire un double impact synergique dans un contexte multi-filières industrielles et multi-disciplines académiques.
Quel modèle d’action a été mis en œuvre par SystemX ?
Sur la base des entretiens réalisés avec les collaborateurs de SystemX, de l’analyse des documents décrivant le fonctionnement de l’institut ainsi que d’une observation empirique de 20 projets de R&D terminés, on constate que SystemX a progressivement mis en place un modèle d’action relevant de la recherche à double impact simultané au travers de trois phases :
- Phase 1, atteinte du modèle d’action 1: intermédiation active dans un environnement historiquement mono-acteur, puis multi-acteurs ;
- Phase 2, atteinte du modèle d’action 2: exploration de nouveaux champs disciplinaires avec l’évolution du profil de compétences des collaborateurs de SystemX ;
- Phase 3, atteinte du modèle d’action 3 : articulation simultanée des modèles précédents.
Depuis sa création jusqu’à 2016, SystemX a déployé le modèle d’action 1 (offre « Improve » de SystemX) dans une première phase dite de « montée en puissance », pour évoluer ensuite vers le modèle d’action 3 (offre « Improve » complétée d’une offre « Advance » de SystemX). La première phase a permis de consolider quelques aspects clés comme l’identification de partenaires industriels et la création d’un réseau de partenaires académiques apportant des connaissances dans des domaines pertinents.
Durant la deuxième phase et avec la croissance des compétences de SystemX, le déploiement des projets de R&D du type modèle 2 (Offre « Advance » de SystemX) ont permis de développer la capacité de structuration de feuilles de route technologiques et d’orientation des disciplines à mobiliser au cours d’un projet.
La troisième phase est caractérisée par des articulations entre le modèle 3 et les trois autres modèles d’action. Comme illustré dans la Figure 1, trois catégories d’articulation entre les modèles sont à distinguer :
- Renforcement continu des compétences scientifiques, une articulation du modèle 3 (exploration des doubles inconnus) au modèle 2
- Développement d’une offre davantage orientée vers la sphère économique au travers d’une articulation du modèle 3 au modèle 0, grâce aux activités de valorisation, notamment de la propriété intellectuelle, et également de prestations de service de recherche technologique de courte durée (offre « Boost » de SystemX)
- Exploration scientifique à la suite de la réalisation des projets selon le modèle 3 et en initiant de nouveaux projets du type modèle 1, qui constituent une suite logique d’un projet modèle 3 au niveau des cas d’usage, auxquels les mêmes partenaires industriels pourraient potentiellement participer.
L’étude de ces trois phases d’évolution, résumée ci-dessus, montre que le mode de fonctionnement de SystemX consiste en une combinaison originale de quatre modèles d’action des RTO.
Quels mécanismes, processus et conditions permettent à SystemX de structurer les inconnus et de générer ainsi un double impact ?
L’analyse d’un premier projet de SystemX (le projet Agilité Marges de Conception – AMC) avec le formalisme de la théorie C-K (Le Masson 2006) a permis de capturer les mécanismes par lesquels SystemX rend explicite les inconnus sur lesquels chaque partenaire du projet veut avancer, puis aide a progressivement concevoir et construire des inconnus partiellement partagés. SystemX a ainsi développé une capacité à formuler des verrous communs à plusieurs partenaires, ou encore une capacité à faire émerger des questions scientifiques originales, mais aussi les modèles et les instruments nouveaux permettant de les aborder, autrement dit faire émerger des corpus disciplinaires nouveaux.
L’étude « IRT SystemX : un RTO à double impact ? » a ainsi rendu visible des formes originales d’activité à la frontière entre la science et l’industrie, progressivement mises au point par l’IRT SystemX depuis sa création, et centrales au processus de production d’un double impact.
Alors que les transitions contemporaines (numériques, climatiques, énergétiques,…) confrontent autant les industries que les sciences à des inconnus nombreux, et alors que face à ces inconnus, l’asservissement mutuel entre science et industrie est un risque, savoir bien organiser une recherche à double impact synergique est un enjeu majeur. Il apparaît particulièrement intéressant de développer et d’amplifier les modèles de RTO à double impact comme celui de SystemX. Cela passe sans doute par la diffusion des outils de pilotage des activités qui sous-tendent le double impact (i.e. une « ingénierie du double impact »). Et cela consiste aussi à développer de nouvelles formes de valorisation, auprès des partenaires scientifiques et industriels actuels ou potentiels, des connaissances produites par les projets.
Références :
Arnold, E., Rush, H., Bessant, J., & Hobday, M. (1998). Strategic planning in research and technology institutes. R&D Management, 28(2), 89-100.
Aström, T., Eriksson, M. L., & Arnold, E. (2008). International comparison of five institute systems. Denmark: Forsknings-og Innovationsstyrelsen, Copenhagen.
Gilain, A., Le Masson, P., Weil, B., Jibet, N., Aknin, P., Bekhradi, A., Labrogère, P. (2022). Strengthening the generative power of a scientific and industrial ecosystem: the case of the SystemX Institute for Technological Research (IRT), a « double impact Research and Technology Organization (RTO) ». EURAM Conference, June 2022, Zürich, Switzerland. hal-03686580
Le Masson, P. (2020). Quels modèles pour une recherche à double impact ?. Histoires de Science et Entreprise – Modèles et pratiques de couplage entre science et industrie pour favoriser l’impact de la recherche. hal-03042506.
Plantec, Q. (2021). Couplages science – industrie à double impact : modélisation et tests empiriques. Thèse de doctorat.
Le Masson, P., Weil, B., et Hatchuel, A. (2006), Les processus d’innovation : conception innovante et croissance des entreprises, Stratégie et Management, Hermes Science, Paris, Lavoisier.
Alexandre Bekhradi
Alexandre Bekhradi est consultant en ingénierie de formation et en architecture techno-pédagogique de formation. Docteur en génie industriel de CentraleSupélec (Université Paris-Saclay), Alexandre conseille les universités, entreprises et organismes publics sur les projets de développement des formations en ligne. Certifié Scrum Master, il a occupé plusieurs postes dans les environnements multi-acteurs tels que les municipalités, groupes universitaire et instituts de recherche.
Agathe Gilain
Agathe Gilain est enseignant-chercheur au Centre de Gestion Scientifique de Mines Paris-PSL, en post-doctorat au sein de la chaire Théorie et Méthodes de la Conception Innovante. Elle y a réalisé une thèse sur les modèles d’évaluation économique dans l’inconnu, dans le cadre d’un contrat CIFRE avec Airbus. Ses recherches portent sur le rôle de l’évaluation économique vis-à-vis des raisonnements décisionnels dans l’inconnu et du pilotage de l’exploration des inconnus des transitions contemporaines.