Quels sont les enjeux de l’adoption de la taxonomie des activités soutenables au niveau de l’Union européenne ?
La Commission européenne a adopté, le 21 avril 2021, un ensemble de mesures visant à mieux orienter les flux de capitaux vers des activités soutenables dans l’ensemble de l’Union européenne. En incitant les investisseurs à financer des technologies et des entreprises plus durables, les mesures adoptées doivent aider l’Europe à atteindre la neutralité carbone pour limiter les impacts climatiques d’ici à 2050.
La taxonomie des activités soutenables proposée par l’UE [1] vise à promouvoir les investissements durables en donnant une vision plus claire des activités économiques qui contribuent le plus à la réalisation de ses objectifs environnementaux articulés autour de cinq volets :
- l’atténuation des changements climatiques,
- l’adaptation au changement climatique,
- l’utilisation et la protection durables de l’eau et des ressources marines,
- la transition vers une économie circulaire,
- la prévention et la maîtrise de la pollution,
- la protection et la restauration de la biodiversité et des écosystèmes.
Une nouvelle directive sur l’obligation de publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises va être transposée en droit français (Sustainability Finance Diclosure Regulation) et étendue à toutes les grandes entreprises et sociétés cotées pour fin 2022. Ainsi, près de 50 000 entreprises de l’UE devront désormais se conformer à des normes européennes détaillées en matière de publication d’informations sur la durabilité. Avec ces nouvelles normes, les entreprises devront expliquer plus précisément pourquoi elles ont besoin de lever des fonds, à quelles fins, et de quelle manière. Ainsi, elles devront démontrer leur conformité, chiffres et mesures précises à l’appui.
Quel impact pour les entreprises et les marchés financiers ?
Les investisseurs sont encouragés à financer des entreprises qui pourront prouver leurs performances sociales, environnementales et de gouvernance (Environmental, Social and Governance / ESG) au travers du marché des obligations : les ESG Bonds.
En effet, pour avoir accès à ces financements privilégiés, les entreprises devront démontrer l’alignement de leurs activités avec cette taxonomie. Afin de maintenir leur financement via l’émission d’obligations sur le marché primaire, elles auront l’obligation d’émettre de plus en plus de bonds avec des critères ESG. Les obligations de celles qui ne le feront pas ne seront pas souscrites ou alors avec des taux de financement bien plus élevés. Pour cela, les entreprises vont devoir prendre des engagements forts sur les facteurs ESG et donc se doter de modèles.
Les indicateurs extra-financiers (carbon, degree alignment, etc.) viennent complèter les indicateurs financiers (sensibilité, rating des agences, etc.) pour monitorer la transition de durabilité. L’analyse de risque de transition est dès aujourd’hui devenu un enjeu considérable. Toute l’industrie financière s’équipe donc en nouveaux modèles de notation basés sur les données ESG des émetteurs sur ces thématiques. Les gestionnaires de fonds à investissement socialement responsable (ISR), vont être friands des ESG Bonds pour respecter leurs engagements. Les instances de régulation des marchés comme l’AMF et ESMA (European Securities and Markets Authority) au niveau européen s’impliqueront dès 2022 dans le contrôle.
Le décret pour les sociétés financières est paru en juin 2021 pour première application en 2022 alors que la transposition pour les sociétés cotées est prévue pour fin 2022 (première application a priori pour l’exercice 2023).
« Le décret d’application de l’article 29 de la Loi énergie-climat publié mi 2021 va renforcer le cadre de transparence extra-financière des acteurs de marché avec notamment la publication d’indicateurs ESG pour chaque ligne d’actifs présents dans l’inventaire d’un fonds d’investissement. »
Les approches de jumeaux numériques simulables de systèmes industriels sont-ils applicables à l’analyse de risque de transition ?
Mentionné pour la première fois par Michael Grieves de l’Université du Michigan [3] est selon le digital twin consortium :
« Un jumeau numérique est une représentation virtuelle d’entités et de processus du monde réel, synchronisés à une fréquence et une fidélité spécifiées. » Les jumeaux numériques accélèrent la compréhension holistique du système dans son environnement et la prise de décision optimale. En utilisant des données en temps réel et historiques, ils permettent également de représenter le passé, le présent et simuler des états futurs. |
Un article publié en décembre 2021 au sein d’un magazine lié à l’industrie minière [4] cite Jeff Hamilton, senior director brand strategy and alliances chez Dassault Systèmes : “The virtual twin is incredibly important to digitalize all the variables, not just so you’re making the best economic decision but it also the health, safety and environmental implications. »
In fine, les aspects liés à la « simulation » deviennent très importants. Pour les entreprises et les marchés financiers, il est nécessaire de modéliser les projets et les portefeuilles et de mesurer les trajectoires carbones associées. L’approche jumeau numérique simulable peut-elle y aider ?
L’accès aux données est clé pour construire les indicateurs, or tout n’est pas encore normalisé. Il existe aujourd’hui deux principales sources :
- des ONG ou label indépendants qui analysent les entreprises et produisent leurs propres indicateurs,
- des gros fournisseurs de données financières qui ont déjà pris une place très importante sur le marché de ces données (S&P via le rachat de TrucostESG Analysis, MorningStar via le rachat de Sustainalytics, MSCI, VIGEO, etc.).
Or, des jumeaux numériques simulables pour l’ensemble des actifs industriels comme les systèmes de production, les infrastructures, les usines, les chaines d’approvisionnement émergent déjà au sein de l’industrie. Ces jumeaux numériques simulables sont utilisés afin d’anticiper, de prédire et de prendre des décisions, par exemple pour des approches de sûreté de fonctionnement et maintenance, de résilience des systèmes ou encore pour la planification de production.
À titre d’exemple, avec « Decarbonized City » [5], l’IRT SystemX a développé, avec l’agglomération Paris-Saclay et Cosmo Tech, une véritable réplique énergétique virtuelle des 27 communes qui composent le territoire de Paris-Saclay, construite à partir de données réelles fournies par l’agglomération : configuration du territoire, données cadastrales, bâtiments, réseaux énergétiques, données de consommation et de production d’énergie, etc. À partir des données disponibles, nous avons modélisé le territoire de l’agglomération Paris-Saclay et simulé des scénarios pour une prise de décision optimale autour de futurs projets d’aménagement et d’investissements énergétiques et déterminer leurs conséquences écologiques et économiques.
En encapsulant à la fois des données en temps réel et historiques et la connaissance des experts, les jumeaux numériques simulables permettent non seulement de représenter le passé et le présent, mais également de simuler les futurs possibles des organisations.
Le sujet est également prégnant dans l’industrie de la construction et de la rénovation énergétique. Par exemple, le projet européen Probono[6], intègre une analyse stratégique des moyens de financement conforme à la taxonomie et l’utilisation de jumeaux numériques simulables pour encourager le développement des éco-quartiers.
Il semble donc légitime de se projeter sur l’application d’une approche jumeau numérique simulable pour l’analyse de risque de transition avec trois questions de recherche à aborder très rapidement :
- Comment intégrer les exigences ESG dans la conception et le déploiement du jumeau numérique simulable ?
- Comment valider et certifier la dimension ESG du jumeau numérique simulable d’un actif industriel ?
- Plus encore que la dimension soutenabilité, comment mesurer les performances sociales pour les injecter dans le jumeau numérique simulable ? Ces performances sociales et les modes de gouvernance d’entreprise associés sont-elles pilotables au même titre que les performances techniques ?
Le défi de la démonstration des performances sociales et environnementales des entreprises est une opportunité pour une croissance durable dans une Europe souveraine si nous maîtrisons et développons des outils et une ingénierie aussi ambitieuse que le plan climat. Les jumeaux numériques simulables peuvent être l’un des leviers de cette nouvelle révolution industrielle.
Pour aller plus loin :
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- Découvrez le projet Paris-Saclay Energies (PSE) de l’IRT SystemX
- [Communiqué de presse] Avec Decarbonized City, l’agglomération Paris-Saclay, l’IRT SystemX et Cosmo Tech mettent l’intelligence artificielle au service de la transition énergétique
- [Vidéo] Découvrez la plateforme Decarbonized City, développée par l’IRT SystemX, l’agglomération Paris-Saclay et Cosmo Tech :
[2] https://cordis.europa.eu/project/id/101037075
[3] Grieves, Michael. (2011). Virtually Perfect: Driving Innovative and Lean Products through Product Lifecycle Management. – https://www.digitaltwinconsortium.org/initiatives/the-definition-of-a-digital-twin.htm
[4] https://www.diggingforclimatechange.com/articles/digital-twins-to-emerge-as-esg-tool
[5] [Amrani & al. 2022] – A Digital Twin Approach for Sustainable Territories Planning: A Case Study on District Heating ICSCSS 2022 https://hal.archives-ouvertes.fr/IRT-SYSTEMX/hal-03554967
[6] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32009L0138
Paul Labrogere
Avec 20 ans d’expérience professionnelle d’abord en contribuant au démarrage d’une startup (InfoVista) en 1995 puis dans un grand groupe au sein d’un environnement international (Alcatel-Lucent) de 1998 à 2012 , Paul Labrogère a occupé les fonctions de responsable d’équipe R&D Software puis de Directeur de Recherche avec un parcours scientifique et technologique centré sur la conception des systèmes répartis avant de participer au montage et à la création de l’Institut de Recherche Technologique (IRT) SystemX dès 2012 et de contribuer à son développement en prenant la direction du programme de recherche « Technologies et Outils » puis du programme « Transport Autonome ». En septembre 2018, il est nommé Directeur Général de l'IRT SystemX.
Emmanuel Arbaretier
Diplômé de l’Ecole Centrale de Paris, Emmanuel Arbaretier a commencé sa carrière dans le groupe Thomson (maintenant Thales) où il adapté les normes US de maîtrise des risques à un cadre français, tout en en transcrivant les exigences à travers des outils logiciels de simulation dans le cadre de l’intelligence artificielle. Puis il a créé la société SOFRETEN, où il a développé les ateliers SOFIA et DIANA pour l’évaluation de la Sûreté de Fonctionnement des systèmes et l’optimisation de leur soutien logistique et des ressources de maintenance. Cette société a été ensuite intégrée à APSYS, filiale du groupe AIRBUS où il a redéveloppé ces ateliers en en élargissant les fonctionnalités à travers les référentiels SIMFIA et SIMLOG. Il est actuellement Directeur de l’Innovation chez APSYS et est impliqué dans de nombreux projets concernant en particulier le véhicule autonome, les méthodes de validation basées sur la simulation et l’exploitation des modèles à travers les domaines aéronautiques, ferroviaires, automobile et énergie.