La complexité des systèmes ne cesse de croître, dans tous les domaines, du fait de l’intégration de toujours plus de fonctions internes au système, mais également de son interaction toujours plus forte avec son environnement, ouvrant la voie à toujours plus de services.
L’ingénierie des systèmes se positionne comme « structuratrice » des activités de développement du système et de gestion de son cycle de vie. Son rôle est essentiel, en coordonnant les différentes ingénieries de développement et en devant composer avec les nouvelles contraintes de l’entreprise étendue. De fait, elle doit intégrer une composante majeure : la collaboration.
 

De l’ingénierie système à l’ingénierie système collaborative

Nous pouvons trouver de nombreuses définitions de la notion de système complexe au sein de la communauté scientifique :

  • Système constitué de nombreuses entités dont les interactions produisent un comportement global difficilement prévisible.
  • Système constitué d’un grand nombre d’entités en interaction qui empêchent l’observateur de prévoir sa rétroaction, son comportement ou évolution par le calcul.
  • Système dont la maîtrise de la conception, de la maintenance et de l’évolution est difficile, du fait de leur taille et du nombre de technologies utilisées, qui rendent l’ensemble malaisé à appréhender. En cela, les systèmes industriels complexes se distinguent d’autres systèmes techniquement compliqués mais dont les difficultés de conception peuvent être résolues par un seul ingénieur talentueux.

Toutes se rejoignent sur l’idée d’un nombre élevé d’interfaces ou d’interactions qui ne peuvent pas être résolues par un seul homme. Ces multiples interactions font appel à de multiples parties prenantes, ce qui pose le besoin de travail en équipe comme vecteur de performance et d’efficacité.

L’INCOSE (International Council on Systems Engineering, conseil international dédié à l’ingénierie des systèmes) présente dans sa vision 2025 de l’ingénierie système une schématisation des différents vecteurs de complexité, liés à l’émergence au fil du temps des différentes disciplines ou technologies (électronique, software, réseau et connectivité) mais également à de nouveaux modes de gouvernance (entreprise étendue), qui permettent l’émergence de systèmes de systèmes, paroxysme de la complexité des systèmes.

L’ingénierie Système (IS) notamment basée modèles (MBSE – Model based System Engineering) est une première réponse pour gérer la complexité des systèmes. Elle se définit de façon basique et selon l’INCOSE comme « une approche transdisciplinaire et intégrative pour permettre la bonne réalisation, l’utilisation et le retrait de systèmes d’ingénierie, en utilisant les principes et les concepts des systèmes, et les méthodes scientifiques, technologiques et de management »[1], que les réflexions autour du standard IEEE 1220 Standard for Application and Management of the Systems Engineering Process (IEEE P1220-1994) ont tenté d’enrichir par une notion de collaboration : « approche collaborative interdisciplinaire pour concevoir, faire évoluer et vérifier une solution système tout au long de son cycle de vie, et qui réponde aux attentes des clients et soit acceptée »[2]. Mais cette notion n’a finalement pas été retenue dans le standard officiel ISO/IEEE, qui restitue en lieu et place “Approche interdisciplinaire régissant l’ensemble des efforts techniques et de gestion requis pour transformer un ensemble de besoins, d’attentes et de contraintes des clients en une solution et pour soutenir cette solution tout au long de son cycle de vie.”[3]

Ainsi, la dimension collaborative de l’ingénierie système n’est pas encore acquise. Loin de là. L’INCOSE la cite ainsi dans sa vision 2025 comme un des axes de transformation à venir de l’ingénierie système :

Entre coopération et collaboration, l’amalgame est souvent fait, le terme de coopération définissant au sens large [Larousse] l’« action de coopérer, de participer à une œuvre commune ; collaboration, concours ». Pourtant les nuances sont fortes. Le tableau ci-dessous, extrait du [guide pratique du travail collaboratif : Théories, méthodes et outils au service de la collaboration. –Brest 2009] en illustre les principaux deltas.

Ainsi l’ingénierie système, de base coopérative, devient collaborative dès lors que le partage de responsabilité de chacun est gommé au profit d’une responsabilité partagée, engagée, collégiale, autour d’un même objectif. La collaboration s’accompagne d’une ingénierie résolument concourante ou simultanée (méthode d’ingénierie qui consiste à engager simultanément tous les acteurs d’un projet, dès le début de celui-ci, dans la compréhension des objectifs recherchés et de l’ensemble des activités qui devront être réalisées) et fait définitivement disparaitre la notion d’ingénierie séquentielle, comme l’illustre la figure ci-dessous :

L’entreprise étendue et la vision Système de Systèmes comme défi de l’ingénierie système collaborative

Les cas d’application de la collaboration sont aujourd’hui multiples et touchent des domaines très diversifiés : la conception collaborative et l’ingénierie système collaborative, le collaborative manufacturing, la prise de décision collaborative, la maintenance collaborative, l’économie collaborative, etc.

L’ingénierie système collaborative se justifie pour sa part pleinement et trouve des challenges de taille avec l’entreprise étendue et la vision système de systèmes.[4] Comment faire travailler ensemble des partenaires, avec des compétences, méthodes et outils hétérogènes sur des sujets Système de Systèmes où la notion de donneur d’ordre n’existe plus et où plusieurs partenaires s’associent pour répondre à un objectif global (la mobilité autonome de demain, les villes intelligentes, la gestion du trafic aérien, etc.) ?

L’image suivante, appliquée au domaine de l’ingénierie système, illustre le principe de structuration de l’entreprise étendue et le besoin de collaborations (espace collaboratif) :

L’entreprise étendue pose un certain nombre de verrous sociologiques, technologiques, ou juridiques qui ne sont, pour certains, encore que très partiellement abordés. Comment réussir à se comprendre lorsque chaque partenaire, doté d’une culture qui lui est propre, recourt à son propre référentiel et qu’un même terme peut être interprété différemment par chacun ? Comment concilier les processus hétérogènes de chacun pour en faire émerger un nouveau en réponse à l’enjeu de collaboration ? Comment construire des points de vue en s’appuyant sur un ensemble d’outils et d’analyses hétérogènes en provenance des partenaires ? Comment arbitrer les choix et piloter la décision lorsque le décideur n’est pas unique ?

Les plateformes collaboratives, en se présentant comme le trait d’union technique entre les différents partenaires et leurs outils hétérogènes, et en offrant la promesse d’un partage maîtrisé de l’information, sont à ce titre un élément essentiel de la collaboration. C’est également le cas des processus qui doivent permettre, dans un contexte où les relations contractuelles client / fournisseur ou maitrise d’ouvrage / maitrise d’œuvre s’estompent au profit d’une relation de partenariat et où les organisations et les rôles sont dépassés, de redonner un cadre et une structure au travail collaboratif afin de répondre à l’objectif visé.

La plateforme collaborative comme support de l’ingénierie système collaborative

Les enjeux de la plateforme collaborative sont multiples. Elle doit permettre de faciliter le travail de collaboration en entreprise étendue et d’être le support des processus collaboratifs en les outillant.

La vue suivante illustre certaines capacités clés attendues de la part d’une plateforme collaborative :
Partager, car elle doit permettre de partager collégialement les données (les rendre visible) en s’affranchissant des outils sources et de leur licence, en maitrisant l’exposition de la donnée et en garantissant la confidentialité de la donnée.
Orchestrer, car elle doit permettre l’orchestration des simulateurs en connexion avec la plateforme ou l’orchestration d’analyses diverses (analyse d’impact, autres)
Analyser car elle doit offrir des services de « requêtage » sur l’ensemble des données publiées, afin de restituer un point de vue global, en vue de construire des analyses d’impact, ou parce qu’elle doit permettre la vérification de la cohérence des données d’ingénierie système échangées, via des mécanismes de gestion spécifiques (détection des incohérences, correction ou acceptation des incohérences, …)
Piloter, car elle doit offrir un tableau de bord de pilotage et gestion de programme collaboratif compatible avec l’environnement de l’entreprise étendue, ainsi qu’un ensemble de services permettant de faciliter la discussion, l’arbitrage et la décision avec des partenaires répartis sur différents sites, dont les revues techniques collaboratives et complètement virtuelles sont une illustration directe.

Il n’existe à ce jour pas de plateforme collaborative intégrant l’ensemble de ces caractéristiques.

Certaines sont spécialisées sur des services particuliers :

  • la revue collaborative pour SECollab de Sodius,
  • le partage et la synchronisation de paramètres en temps réel entre les différents outils connectés à la plateforme et en vue de faciliter l’orchestration de simulations pour KARREN de Digital Product Simulation.

D’autres offrent un panel plus élargi de capacités comme la plateforme 3DExperience de Dassault Systèmes.

La plateforme collaborative a encore une belle marge de progression devant elle, les aspects autour de la cohérence de données ou du requêtage et de l’analyse d’impact n’étant que très partiellement adressés.

Les processus, vecteur essentiel de l’ingénierie système collaborative

L’ingénierie collaborative impose d’orchestrer différents acteurs et différents rôles, en définissant des règles de fonctionnement et de collaboration que les processus décrivent. Les processus sont une composante essentielle de l’ingénierie système, que l’ISO15288 regroupe en quatre familles :

  • Les processus techniques permettent de transformer le besoin en solution et couvrent l’ensemble de la vie opérationnelle des produits correspondants.
  • Les processus de management (ou projet) permettent d’organiser, piloter et suivre la réalisation du projet (activités d’ingénierie du système et obtention des livrables du projet).
  • Les processus contractuels assurent la relation acquisition – fourniture au niveau système complet et s’appliquent également à toute relation client – fournisseur.
  • Les processus d’entreprise fournissent le support extérieur nécessaire au projet (référentiel entreprise, compétences, ressources humaines et matérielles, moyens financiers, système d’information, etc.).

Ils sont une composante essentielle de l’ingénierie système collaborative, ce qui justifie l’existence dans les entreprises d’une ingénierie des processus, souvent associée aux activités de management de la qualité. Une plateforme collaborative, doit permettre de faciliter l’application de ces processus et idéalement d’en automatiser les étapes sensibles et critiques.

Les perspectives de l’ingénierie Système collaborative

Ainsi, l’ingénierie système collaborative est une réponse à l’entreprise étendue et à la complexité toujours plus forte des systèmes et systèmes de systèmes. Elle a une belle marge de progression et présente de réels enjeux de recherche articulés autour de différents axes :

  • Garantir un échange d’informations pertinentes en ne rendant visible que le juste nécessaire aux autres parties prenantes.
  • Construire un point de vue à partir d’éléments hétérogènes en provenance de sources hétérogènes.
  • Réconcilier différents points de vue pour faire émerger le point de vue de la collaboration.
  • Réaliser une analyse d’impact sur la base d’un ensemble de données hétérogènes issues d’outils hétérogènes, sans passer par une plateforme d’intégration unique.
  • Garantir la cohérence d’une même information formalisée dans différents outils hétérogènes.
  • Prendre la bonne décision face à une multiplicité croissante des critères de choix du fait de la complexité des systèmes et du nombre de parties prenantes impliquées. Étudier la pertinence du recours à des méthodes MCDA d’aide à la décision pour l’ingénierie système.
  • Répondre aux besoins d’orchestration de processus et co-simulation. L’interopérabilité entre outils en est une clé mais souffre d’un manque d’application de standards de développement qui permettrait de faciliter cette interopérabilité.

et sans doute d’autres encore… afin notamment de répondre à l’ambition INCOSE.

 

[1] « a transdisciplinary and integrative approach to enable the successful realization, use, and retirement of engineered systems, using systems principles and concepts, and scientific, technological, and management methods »,

[2] « An interdisciplinary collaborative approach to derive, evolve, and verify a life-cycle balanced system solution which satisfies customer expectations and meets public acceptability”.

[3] “interdisciplinary approach governing the total technical and managerial effort required to transform a set of customer needs, expectations, and constraints into a solution and to support that solution throughout its life”

[4] INCOSE: A System of Systems (SoS) is a collection of independent systems, integrated into a larger system that delivers unique capabilities. The independent constituent systems collaborate to produce global behaviour that they cannot produce alone.